La maison Aux Trois Lys

La maison Aux trois lys (U tří lilií), Pohořelec, Prague. L’atelier du peintre Josef Wagner se trouvait au rez-de-chaussée. Photo Michal Kmínek, 2012, Wikipedia.


   La maison Aux trois lys se trouve à Pohořelec, dans le quartier de Hradčany, un peu en amont sur la droite de la route qui mène à Notre Dame de Lorette. Elle est située tout près de l’arrêt Pohořelec du tram n° 22, qu’il faut prendre à côté du métro Malostranská. Cette maison somptueuse, construite dans un style baroque, apparaît dans de nombreux films hollywoodiens et tchèques. On parle souvent de la maison Aux trois lys en évoquant le restaurant et l’auberge du même nom, mais peu de gens savent qu’elle est étroitement liée au destin de son premier propriétaire et créateur, le célèbre sculpteur František Ignác Platzer, issu de la famille des grands sculpteurs Platzer. Pourtant Emanuel Poche a rassemblé toutes les données historiques à ce sujet et les a publiées dans ses œuvres. 

   František Ignác Platzer a fait construire la maison d’après son propre projet, entre 1750 et 1756, sur un terrain offert par les dignitaires ecclésiastiques du Couvent des prémontrés de Strahov, centre de la culture de Prague. Ce don lui a été fait en guise de reconnaissance pour son travail dans le couvent, que Platzer a décoré de ses statues. Le sculpteur a installé, dans la partie sud de la maison, son atelier de sculpture et de tailleur de pierres, où il créait ses magnifiques statues profanes et religieuses. Ses œuvres ornent de nombreux palais de Prague, notamment le palais Golz-Kinský, le dôme de Saint-Nicolas, dans le quartier de Malá Strana, le couvent de Zbraslav et décorent, également, l’intérieur et l’extérieur du château de Dobříš. Grâce aux descendants de F. I. Platzer, l’atelier a fonctionné jusqu’au XIXe siècle.

   Les réformes novatrices de Joseph II, empereur germanique et corégent des États des Habsbourg à l’époque de la renaissance nationale du peuple tchèque, ont entraîné la destruction de la partie sud du bâtiment, où se trouvait l’atelier de sculpture de Platzer. Aujourd’hui, il ne reste que le portail baroque attenant à la chapelle Saint Roch, construite sous le règne de l’empereur germanique Rodolphe II. Aux alentours de 1834, on installa, au rez-de-chaussée, une auberge et, au 1er étage, un restaurant dont les arcades donnaient sur le cimetière. Les salles situées sous les combles furent transformées en chambres séparées. Chaque dimanche, on organisait, au 1er étage, des cours de danse pour les cadets des casernes situées juste en face de la maison Aux Trois Lys

   La musique commença à pénétrer les lieux baroques et les salles, jadis silencieuses, s’animaient du froissement des robes de soie. Les cours de danse étaient suivis de bals, auxquels assistait la haute société de Prague. Il est bien connu que le célèbre poète tchèque Jan Neruda venait régulièrement à ces bals et y dansait souvent avec la non moins célèbre femme de lettres Božena Němcová. Le poète parle d’ailleurs de la maison « Aux Trois Lys » dans le conte du même nom qui fait partie de ses célèbres Contes de Malá Strana.

   Au fil du temps, la maison « Aux Trois Lys » se délabrait et, après la Seconde Guerre mondiale, elle ne ressemblait plus en rien à la somptueuse bâtisse d’antan. Et c’est le propriétaire actuel, le peintre et architecte Josef Wagner, issu de la famille des célèbres sculpteurs Wagner et descendant du fondateur de l’architecture européenne moderne Otto Wagner, qui nous parle du destin de la maison dans la période d’après-guerre :

   “Après le coup d’État communiste de 1948 l’auberge et le restaurant de la maison Aux Trois Lys ont été nationalisés et repris par l’entreprise nationale Restaurants et cantines (RAJ). Grâce aux efforts surhumains des employés, l’auberge et le restaurant ont été exploités jusqu’à la fin des années 1960, puis ont été fermés pour des raisons d’hygiène. A cette époque, un grand nombre d’anciennes maisons de Prague étaient masquées par d’odieux échafaudages, qui devaient empêcher la chute du crépi ou des parties en relief des maisons. C’était le déclin criminel du désir d’instruction, de la connaissance de l’histoire et du respect du travail de nos ancêtres.”

   Les dirigeants communistes avaient élaboré un plan de démolition des anciennes maisons placé sous le slogan « On ne peut pas vivre à l’ancienne ». Le destin de la maison Aux Trois Lys commençait à devenir dramatique. La démolition menaçait ! Heureusement, conformément aux normes socialistes, la maison est classée maison de famille et monument historique. Elle ne peut donc plus être démolie. Le banquier František Müller, dernier propriétaire de la maison et exécuteur du legs de la Fondation de l’architecte Josef Hlávka, est un homme intelligent, qui a de bonnes notions de droit. Captivé par la passion de Josef Wagner pour l’architecture et par l’histoire de la famille Wagner, il lui vend la maison et Josef Wagner se lance dans la reconstruction. Plus de détails avec Josef Wagner :

   « L’avantage était que la maison se trouvait sur la route menant au stade de Strahov, où se déroulaient les fameuses Spartakiades (manifestations sportives socialistes) qui succédèrent aux rassemblements des Sokols. Il ne pouvait donc pas y avoir de maisons délabrées sur la route que prenaient les délégations étrangères. La reconstruction de la maison « Aux Trois Lys » a été intégrée dans le Plan d’aide des entreprises régionales de bâtiment à la ville socialiste de Prague. Les travaux se sont déroulés entre 1974 et 1977 et, grâce au travail acharné de 187 artisans passionnés par leur travail, la reconstruction et la restauration sont arrivées à leur terme. La façade a été restaurée d’après l’ancienne formule baroque, c'est-à-dire un mélange de chaux éteinte, de sable tamisé et de briques et tuiles pilées. C’est justement ce mélange qui donne à la façade cet aspect rosâtre. »

Jaroslava Gregorová (Radio Prague International, 18/04/2010)

  https://francais.radio.cz/la-maison-aux-trois-lys-une-merveille-architecturale-qui-a-failli-disparaitre-8574651

  

 

 

Aux trois lys 

Jan Neruda (1834-1891)

     

     Je crois que j'étais fou, ce jour-là, toutes mes veines palpitaient, j'avais le sang en ébullition. C'était une nuit d'été chaude mais sombre. L'air inerte et sulfureux des derniers jours s'était accumulé en gros nuages noirs. Le soir, le vent d'orage avait balayé ces nuages devant lui, puis un violent orage avait éclaté et l'averse déferlé, et l'orage et l'averse avaient duré jusque tard dans la nuit.

     J'étais assis sous les arcades de bois de la taverne des Trois Lys, non loin de la porte de Strahov. C'était une petite taverne qui n'était guère fréquentée que le dimanche, quand les cadets et les sous-officiers venaient danser au son d'un piano. Ce jour-là était justement un dimanche. J'étais attablé sous les arcades près de la fenêtre, tout seul. De violents craquements de tonnerre se succédaient presque coup sur coup, l'averse tambourinait sur le toit de tuiles au-dessus de ma tête ; sur le sol des cascades ruisselaient, et  l'intérieur dans le petit salon le piano ne faisait que de courtes pauses et les accords reprenaient aussitôt. Tantôt je regardais par la fenêtre ouverte les couples qui tourbillonnaient en riant, tantôt je regardais dehors le jardin plongé dans l'obscurité. Parfois, quand fusait un éclair plus brillant, je voyais contre le mur du jardin et l'extrémité des arcades de petits tas blancs d'ossements humains. Car, autrefois, il y avait eu ici un petit cimetière, et juste cette semaine-là on en avait exhumé les squelettes pour les transporter ailleurs. La terre était encore retournée, les tombes encore ouvertes.

     Mais je ne restais jamais à ma table plus d'un court moment. Sans cesse je me levais et j'allais à la porte grande ouverte du salon pour regarder de plus près les couples qui dansaient. Une belle jeune fille, de dix-huit ans peut-être, m'attirait. Taille svelte, formes amples et chaudes, cheveux noirs laissés libres ramenés sur la nuque, joues rondes et lisses, œil limpide, une belle fille. Mais j'étais surtout attiré par ce regard, limpide comme l'eau, énigmatique comme la surface de l'eau, et insatiable ! Il vous rappelait tout de suite la phrase fameuse : « Le feu se repaît peut-être des arbres, l'océan de ses flots, mais jamais des hommes une belle aux beaux yeux. »  

     Elle dansait presque sans arrêt. Mais elle voyait bien qu'elle attirait mon regard. Quand elle passait en dansant près de la porte où je m'étais posté, elle me regardait fixement et, quand elle dansait plus loin dans le salon, je voyais, à chaque figure, son regard me frôler. Je ne l'avais vue parler à personne.

     J'étais de nouveau dans l'encadrement de la porte. Aussitôt nos regards se rencontrèrent, bien que la jeune fille fût au dernier rang. Le quadrille touchait à sa fin, la cinquième figure venait de s'achever, quand une autre jeune fille est entrée dans la salle en courant, essoufflée et trempée. Elle s'est frayé un chemin jusqu'à la fille aux beaux yeux. La musique attaquait justement le sixième tour. Au milieu de la première chaîne, la nouvelle venue a dit tout bas quelques mots à la fille aux beaux yeux, qui a hoché la tête sans mot dire. La sixième figure durait un peu plus longtemps, un cadet au pas souple menait la danse. Quand le quadrille a pris fin, la fille aux beaux yeux a regardé encore une fois vers la porte du jardin, puis s'est dirigée vers l'entrée du salon. Je l'ai vue dehors qui mettait son châle sur la tête, puis elle a disparu.

     Je suis allé me rasseoir à ma place. L'orage semblait sur le point de reprendre, comme s'il n'avait pas encore assez tonné, le vent mugissait avec une force nouvelle, le tonnerre craquait. J'écoutais en tremblant, mais je ne pensais qu'à cette fille, qu'à ses yeux ensorceleurs. De toute façon, il n'était pas question de rentrer.

     Un quart d'heure plus tard, je me suis tourné de nouveau vers la porte du salon. La jeune fille aux beaux yeux était de retour. Elle arrangeait sa robe mouillée, essuyait ses cheveux humides avec l'aide d'une amie plus âgée.

     « Et pourquoi es-tu rentrée chez toi par un temps pareil ?

     - Ma sœur est venue me chercher. »

     J'entendais sa voix pour la première fois. C'était une voix douce et sonore.

     « Il est arrivé quelque chose chez toi ?

     - Ma mère vient de mourir. »

     Je frissonnais.

     La fille aux beaux yeux a fait demi-tour et elle est sortie. Maintenant elle était à côté de moi, son regard était posé sur moi, je sentais sa main près de ma main tremblante. J'ai saisi cette main, elle était si douce.

     Sans un mot j'entraînais la jeune fille de plus en plus loin sous les arcades, elle me suivait d'elle-même.

                                                

                                                 Jan Neruda (1834-1891), Aux trois lys (in Contes de Malá Strana)

Cf. : Jan Neruda, Les contes de Malá Strana. Traduction François Hirsch. Illustration : Ludovic Debeurme. Édition Terrail, Collection Terrail Littérature, 2007. ISBN-10 ‏: ‎287939340X, ISBN-13 ‏: ‎978-2879393407.

Jan Nepomuk Neruda (1834-1891) est un écrivain réaliste, critique et poète tchèque, l'un des membres les plus connus de l'École de Mai. Le patronyme Neruda (signifiant en tchèque « pas de la famille ») est devenu, au XXe siècle, le nom de plume du poète et écrivain chilien Ricardo Eliécer Neftalí Reyes Basoalto, plus connu sous le nom de Pablo Neruda. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Jan_Neruda) 

  

Josef wagner - Têtes dans le jardin, huile sur toile, 75 x 100 cm, 1975-1978.
Galerie Alès de Bohême du sud, château de Hubloka.       

"Auparavant, dans ce jardin de la maison, il y avait un cimetière datant de la grande peste de 1704. Pendant les travaux de restauration, qui eurent lieu de 1974 à 1977, nous avons retrouvé des crânes dans le jardin et cela m'a inspiré le grand cycle des Crânes." (Josef Wagner, Mon Parthénon, c’est Holešovice, film documentaire de Rudolf Adler, 61 mn, České Televize, 1997).

 

 La maison Aux trois lys (U tří lilií), Pohořelec, Prague. Photo L. Mossot, 2002.