Déréliction

 

  Josef Wagner, Grande croix (Autoportrait), collage et laque sur toile, 162 x 146 cm), 1965.

     “Cette disparition nous marqua de manière fatale.” [1]

     Disparition d’un père, fin d’un système de protection et envahissement avec un sinistre après-guerre jusque-là maintenue en lisière... Ne faut-il point parler de mélancolie, comprendre, après avoir lu Freud, que “l’ombre de l’objet tombe ainsi sur le moi, qui peut alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné” [2] ?

     On s’aiderait alors de ce “modèle dynamique du stade du miroir de Jacques Lacan” [3] pour soutenir qu’il a dû se trouver, puis retrouver “devant un cadre vide à l’intérieur duquel il n’y avait pas d’image, mais simplement rien” [4]. Il n’aurait pu se découvrir “à son tour par les mêmes yeux qui l’ont identifié une première fois. Et pour peu que ceux-ci aient traversé l’enfant sans le voir, sans lui attribuer les cernes qui inscrivent le corps dans l’espace” [5], il en aurait résulté “pour lui une fixation mortifère au seul cadre vide, au seul idéal du moi désespérément inaccessible” [6], aucune suite dans le miroir n’y prenant forme hormis ce père qui fut tout mais, en disparaissant, l’aurait donc renvoyé à l’expérience inaugurale durant laquelle “introduit au champ du désir, dans la suspension au désir de l’Autre” [7], quelque sujet aurait été de nouveau “confronté à la soudaine disparition ou désaffection de ce dernier de telle façon qu’il n’ait pu que s’identifier au rien comme seul reste de l’Autre” [8].

     Ma foi, je vous avoue ne point trop être expert en la matière et laisse à d’autres le soin d’articuler perturbations du moi et forclusion [9]. Pour le rien, auquel Wagner aurait pu se trouver renvoyé, cela concorde en tous les cas, après 1957, avec certaine Fenêtre [10] en grès de Hořice inondée par l’espace et la nature qui l’entourent de toutes parts. Plus d’intérieur et, se peut-il, uniquement de l’extérieur avec ce chambranle sans murs où plus rien n’est cadré à part ce morceau de colonne abandonné sur le vantail. Scorie d’un père mort ? Sans ce fragment, cette sculpture démentirait que la réalité conserve quelque intérêt, dès lors que Le Trône du roi [11] est vide !

Josef Wagner, Fenêtre, grès de Hořlce, 180 x 120 cm, 1963. Musée des Beaux-Arts d'Olomouc (MUO), République tchèque.

     Abattement, envahissement, cette expérience sera constitutive et la peinture en succédant à la sculpture ne semble point devoir le contredire.

     La Grande croix (Autoportrait) [12] de 1965 ne paraît faire entendre que la supplication d’un fils : “Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?”. Mais, en regardant bien, on aperçoit que c’est encore plus sombre, une œuvre sans appel, car le tableau, renforçant l’hypothèse de la mélancolie, n’a point pour fonction essentielle de nous représenter une Passion où certain fils déchu se servirait de la Crucifixion pour faire autoportrait.

     La tentation de coupler son malheur au Crucifié est, au contraire, ce qui s’affiche d’emblée comme une dérisoire identification et la photographie de l’œil du peintre, collée sur la traverse du gibet, en fait plutôt l’aubain intermédiaire du Christ et d’un larron en train d’agoniser sur cette petite croix que l’on distingue à gauche dans le tableau. Second voleur dont il a pris la place ? Du moins, fâcheux intrus. Par ce collage qui détonne, Wagner déboule à l'improviste comme une espèce d’hors venu et s'invite sans complexe au tableau. Un mécréant, pour s’immiscer ainsi, perturber le sacré, qui ne peut cependant être accusé de sacrilège, car la Crucifixion nous est représentée comme ce sera toujours le cas dans l’œuvre de Wagner avec une force et un respect incontestables.

     Ce peintre étrangement passionné par la Passion, je crois qu’il nous faudra pourtant le dire impie comme quelqu’un parviendrait à l’être sans mépriser aucune religion en affichant par cet implant d’un œil son incrédulité foncière dans de ce qui fait cohorte à la croyance avec l’image et rend possible à d’autres « bien-portants » d’y trouver un certain soulagement.

     L’artiste qui insère ce regard vide nous dit avec lequel lui-même observe toutes choses, les autres, et la Passion ici représentée : secours en trompe-l’œil ! qui, toutefois, ne trompe pas l’humeur vitrée qui s’en détourne et nous fait face inconsolable.

     Vu la beauté giacomettienne de cette croix, symbole d'un corps glorieusement enfui, le Christ est sans conteste vénéré comme un modèle d’endurance ou d’énergie enviables, mais, pour cet œil imperméable, la divine agonie demeure une souffrance parallèle. Le tableau articule en silence : « Moi c'est moi, lui c'est lui », promeut une douleur personnelle qui n’a rien de commun avec la souffrance de « l’autre ». C’est à n’en pas douter le Crucifié, mais un Crucifié d’à côté.

     Par l'écart d'un collage, le peintre prend ses distances, récuse que l'autre puisse être d'un quelconque secours. La Croix, substrat d'un réconfort ? Symbole d'une passion qui se termine bien, elle est plutôt le faire-valoir d'une souffrance personnelle de l'artiste, qui trouve ainsi moyen de l'afficher par différence autrement plus irrémédiable.

     Cet œil apposé sur la toile n'infirme point la possibilité d'une échappée céleste ; il nie, dément orgueilleusement qu'un repêchage par le haut représente un salut universel. L'idée d'un bond consolatoire vers l'infini demeure l'affaire d’un autre fils et la glorieuse solution n'est absolument pas envisagée comme une issue qui pourrait délivrer un peintre de son mal. C'est une fin de non-recevoir adressée à tous ceux qui pourraient éprouver un brin de compassion fondée sur la croyance : l'ascension, gémit le tableau, et la résurrection une affaire tout à fait reproductible ? Peut-être, et alors ? Cela ne change rien. Cette promesse d'un retour au Ciel, sans doute le meilleur avenir que l’Homme ait jamais inventé, est justement, conclusion d'un regard inflexible, ce qui ruine à jamais tout espoir de se retrouver quelque jour sur terre assis à droite d'un père auprès duquel l'artiste dessinait quand il était enfant !

     Avec cette Crucifixion, qui nécessite une figuration distincte de l’artiste, un père on ne peut plus unique est proclamé irremplaçable, même par d’autre Dieu. Son deuil est assené comme Impossible et cette Grande Croix (Autoportrait) de 1965 nous introduit ainsi dans l’ordre apparemment inébranlable d’un « faut pas rêver » que pourrait proférer certain mélancolique au rayon luxe des reflets. Le tableau suinte, murmure et nous inflige que le bonheur d’une enfance est à jamais perdu, qu’il n’y a plus que la souffrance, mais, divergeant de la Passion chrétienne qui l’héberge, déploie que ce calvaire sera sans fin. Le tableau est le suaire de cette exsudation.

Josef Wagner, Autoportrait (Recto-verso), collage et laque sur toile, 130x100cm, 1965.     

     Cette photographie d’un œil que rien ne retient plus, on la retrouve encore la même année (1965) dans un collage et laque intitulé Autoportrait (recto verso)[13]. Le système du biface porte à son comble la mélopée du démenti. L’organe d’aucun regard se fait trou, point de passage d’un recto aspirant toute chose dans un espèce de mouvement tourbillonnaire, “blessure ouverte” [14] entraînant le visible qui l’entoure pour le réduire, au dos de l’œuvre, à ce qui ne figure plus qu’un non-sens implacable de la vie : désordre d’étiquettes, de signifiants rendus à leur insignifiance parmi lesquels se retrouve, magie éteinte de l’enfance, l’adresse postale de Hořice ainsi réduite à la nomination désenchantée de ce qui fut l’Eden.

     Fenêtre, Trône du roi, pour la sculpture, puis Grande croix (autoportrait) et cet Autoportrait (rectoverso) de 1965 renforcent ainsi l’idée d’un incurable mal que l’art serait condamné par la suite à nous représenter en Crânes [15], Homme blessé [16], malade [17] ou malheureux [18], une sempiternelle Souffrance de l’homme18.

     Ce serait méconnaître que Wagner passe ainsi de la sculpture, qu’il abandonne, à la peinture, qu’il recommence (après la destruction d’une œuvre de jeunesse) et si le démenti qu’une telle vie conserve un sens n’équivaut point au désespoir, c’est parce qu’il y a tableaux pour donner corps à ce regard prostré. Sinon, il n’y aurait qu’une Fenêtre vide et son péril.

     Cette peinture, qui recommence, est l’esquisse d’un salut. Elle est, par-delà la sculpture, ce qui nous représente l’impossibilité d’une maîtrise de la perte, mais, en nous la montrant, elle est aussi ce qui remplit un cadre et contrecarre son attirance mortifère. Peut-être ne reste-il plus rien après la mort d’un père, sinon, qui nous confirmerait que la supposition d’un tel néant est toujours fausse, la peinture. Nous en trouvons confirmation dans les Souvenirs :

     “La musique et le travail furent ma seule consolation (...) et la peinture le seul point de perspective future.” [19]

        Louis Mossot                         

 

[1] - Josef Wagner, Souvenirs, 1985.

[2] - Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, 1917, trad. J.Laplanche et J.-B. Pontalis, Gallimard, 1968.

[3] - Marie-Claire Lambotte, article Mélancolie, in Pierre Kaufmann (Sous la direction de), L’apport freudien, éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, Bordas, 1993, p.233.

[4] - Ibid.

[5] - Ibid.

[6] - Ibid.

[7] - Ibid.

[8] - Ibid.

[9] - Jacques-Alain Miller, Matemas, Manantial, Buenos Aires, 1987 : “La forclusion révélée comme faille dans la structure symbolique retentit sur la structure imaginaire, la dissout, la réduit à sa structure élémentaire du stade du miroir. Ce qu’on pourrait appeler une déstructuration imaginaire n’est qu’apparent : c’est lisible.” (Cf. Rubén O. Philippo, Un Locus Augusto, à propos de la fonction du moi dans la psychose, in Clinique différentielle des psychoses, Navarin, p. 207-208.

[10] - Josef Wagner, Fenêtre, grès de Hořice, 180 x 120 cm, 1963.

[11] - Josef et Jan Wagner, Trône du roi, sculpture en métal, h. 90 cm, 1963.

[12] - Josef Wagner, Grande croix (autoportrait), collage et laque sur toile, 162 x 146 cm, 1965.

[13] - Josef Wagner, Autoportrait (recto verso), collage et laque sur toile, 130 x 100 cm, 1965.

[14] - Marie-Claire Lambotte, ouvrage cité, p. 231.

[15] - Josef Wagner, Crânes, huile sur toile, 90 x 100 cm, 1979.

[16] - Josef Wagner, Homme blessé, huile sur toile, 100 x 70 cm, 1979.

[17] - Josef Wagner, Tête d’homme malade, technique mixte sur bois, 34 x 25 cm, 1977.

[18] - Josef Wagner, Tête d’homme malheureux, technique mixte sur panneau, 67 x 67 cm, 1996.

[19] - Josef Wagner, Souvenirs.