Souvenirs
Je suis né à Holešovice, un quartier de Prague, dans une famille de sculpteurs reconnus. Mes premiers souvenirs sont ceux de l’atelier, qui nous servait également de logis, la lumière du jour qui passait à travers le plafond tout en verre et le mur aussi haut qu'un immeuble de plusieurs étages. Assis à son bureau, mon père, l’odeur de toutes sortes de papiers à main, des encres de Chine, de vraies plumes d'oie, du plâtre gâché, la senteur du bois, de précieux ébauchoirs parfaitement aiguisés et des maillets posés un peu partout. Il y avait aussi, rangées dans un ordre spécial, des poches de coulée d'étain, de la cire d'abeille, des diluants, de l’essence, de l’alcool et des flacons gomme-laque. Ouvert, le coffre compartimenté garni de tôle qui servait à préparer l’argile, des chevalets, des tours, un établi, des copeaux de différentes essences de bois et, en hiver, cette chaleur réconfortante du gros poêle américain avec ses lucarnes de mica qui laissaient entrevoir le coke rougeoyant.
La pièce attenante donnait une tout autre impression. L’aménagement et les meubles étaient de style moderne. Le sol, de couleur rouge était recouvert d'un grand tapis de même couleur. Il y avait des luminaires dans tous les coins, et, surtout, les tableaux modernes accrochés sur les murs, des cadeaux de peintres qui étaient des amis mon père. Autant d'impressions vives qui m'ont certainement beaucoup marqué.
Je me souviens de la joie qui émanait de mon père lorsqu’il dessinait. C’est ce qui m’a donné envie d’avoir les mêmes instruments que les siens, et je les ai obtenus ! Dès lors, je pouvais me livrer à mes propres expériences, assis à ses côtés. L'attitude sereine qu'il eut envers nous durant toute sa vie m'insuffla, dès l'âge de quatre ans, un désir pressant de travailler dans le domaine magique de l'art.
Comme tout enfant, je percevais à mon insu les autres impulsions venant du monde : sonneries de tramway, fracas d'usines toutes proches, odeurs provenant des abattoirs, mais, avant tout, cette vue par la fenêtre, les grouillements et les bruits de la ville, la présence de la rivière toute proche, les navires transportant le charbon, les bacs et les embarcations de pêche, les barges et les plates-formes amarrées qui servaient de piscines, le port, et ses grues. Ces dernières m'ont littéralement ensorcelé !
Cordiers, charbonniers, dépôts, embranchements de voies ferrées menant au port, signaux et inscriptions, dont le sens m’échappait, toutes ces choses m'influençaient par leur seule présence. Chacune avait son propre rythme : sable sur les bandes transporteuses, machines, affairement sur les jetées...
C’était une vie heureuse, avec la protection et la sécurité que m’offrait une famille.
Mon premier voyage en Bohême de l'Est, d'où mes parents étaient originaires, me fit découvrir un milieu tout à fait différent : les forêts, les carrières et de nouvelles senteurs, comme celles du lait fraîchement trait et non pas en bouteille, du pain fait maison et du beurre qu’on battait, mais, il y avait surtout cette odeur des machines à scier, meuler et polir la pierre, qui se trouvaient dans les ateliers familiaux. Les sculpteurs et les tailleurs de pierre étaient coiffés de chapeaux en papier, que, souvent, ils m’offraient. Je découvrais le bruit des battements d'outils, qui m'étaient inconnus, des pierres de toutes sortes de couleurs et duretés. Il y avait aussi l’odeur de la poussière, le sol jonché de fragments et l’aspect quelque peu cérémonieux des repas. Le dimanche était jour d’excursion dans la vieille voiture, que nous utilisions pour visiter les environs de Kuks, où se trouvent concentrées les perles de la sculpture baroque tchèque, en pleine nature ou dans le magnifique hospice qui inclut une église.
A cette époque, j'ignorais que mon père travaillait à la sauvegarde de ces chefs-d'œuvre. Pourtant, je me souviens de lui avec son frère et d’autres adultes de la famille, quand, avant Pâques, ils lavaient à grande eau les statues, puis s’acharnaient à les brosser.
Notre beau chalet en rondins – qui fut ensuite complètement détruit – se trouvait à proximité de l’hospice de Kuks, au cœur de la nouvelle Forêt (Nový Les). C’était, là encore, un monde totalement différent, comme si nous étions retombés dans le passé. Le confort du chalet était des plus rudimentaires : pas d’électricité et aucun appareil sophistiqué. L’eau provenait d’une fontaine située en pleine forêt, où fraises des bois, mûres et framboises sauvages poussaient à profusion, de quoi me goinfrer sans retenue, mais, une fois repu, je négligeais souvent de me laver les mains, ce qui laissait quelques traces dans les livres, que j’avalais avec la même passion.
La Seconde Guerre Mondiale a fortement marqué ma perception d'enfant. Il y avait, par exemple, l'obligation d'aveugler les murs et le plafond de l’atelier avec du papier noir, le hurlement des sirènes, les descentes en urgence à la cave et la pénurie de certaines denrées alimentaires. Le chocolat était introuvable, de même que les oranges et les bananes. Je me souviens aussi d’un petit morceau de salami hongrois, suspendu dans le garde-manger, dur comme la pierre ! On tartinait le pain avec de la margarine ou de la confiture à base de mélasse. Mais tous les gens de ma génération ont connu cela.
À la fin de la guerre, les événements prenaient parfois un tour dramatique. Un jour, j’ai vu, par la petite fenêtre de la cave, un homme en fuite, qui a sauté une clôture que des athlètes d’aujourd’hui ne pourrait pas franchir.
Une fois la guerre terminée, nous, garçons, avions pris l'habitude de retrouver des restes d'engins meurtriers : armes et munitions jetées dans la rivière, amas d'épaves de véhicules blindés, bric-à-brac d'insignes, de médailles militaires, montagnes de débris de verre, des douilles vides... Voilà ce qui servait de cadre à notre vie scolaire, qui, cependant, ne trouvait pas à souffrir des séquelles de la guerre. Notre scolarité poursuivait son rythme quotidien : d'un côté, les devoirs et les obligations, un flot de cahiers et de manuels défendant de nouvelles valeurs, et, pour les loisirs, le foot, de l’autre côté de la rue, et le hockey sur la rivière gelée ou au stade. En été, il y avait les baignades dans la Vltava, dont l’eau était déjà assez sale !
À cette époque, je ne me rendais pas vraiment compte de la valeur, ni de l’importance du travail de mes parents. Je le trouvais normal. D'autres activités étaient là, qui suscitaient mon intérêt : les vélos de compétition et l’aéromodélisme, un passe-temps chronophage qui réclame minutie et patience. Côté lectures, je dévorais Karl May, Jules Verne, Mark Twain et d’autres auteurs pour garçons, mais, avant tout, des revues tchèques que ma génération lisait : Vpřed (En Avant), Junák (Eclaireur). Ces magazines relataient les aventures d’un groupe de scouts, qui avaient décidé de s’appeler Flèches d’argent. Ils étaient nos idoles.
Je partageais ainsi mon temps entre l’école, l’aéromodélisme et, plus tard, l’aviation (le vol à voile, puis le vol à moteur), mais aussi la photo et le cyclisme de compétition. Je vivais tout cela avec une passion propre à la jeunesse, avant, une fois intégré le lycée, de me tourner vers la littérature, l'histoire et la philosophie.
Mais j’allais oublier de mentionner certains changements concomitants : la plus grande attention que je portais à mes tenues vestimentaires, ma passion pour la danse, les sorties en société et la découverte du monde féminin avec quelques histoires romantiques.
Puis vint le jour où je décidai de m'inscrire au concours d'entrée à École des arts appliqués de Prague, une décision qui prenait avant tout en considération les conseils judicieux prodigués par mon père et ses amis.
C’est avec estime et respect que je me souviens des discussions entre tous ces gens érudits (médecins, architectes, photographes ou poètes). Leur vie était entièrement consacrée à leur travail, mais ils étaient avides de connaissance et tous s’intéressaient à d’autres domaines que le leur.
J’en reviens à mon adolescence. Après le baccalauréat, j’ai finalement été reçu au concours d’entrée à l’École des arts appliqués (section architecture) et ce furent les vacances, les plus longues que j'aie jamais connues ! De quoi souffler, avant de m’engager dans une voie dont, il faut dire, la jeunesse méconnaît le sérieux.
Pénétrer dans le bâtiment de l'École Supérieure des Arts Décoratifs vous donnait l’impression d’entrer dans une cathédrale, et pas seulement visuellement. Ce fut une période de travail intensif avec apprentissage poussé du dessin et des matières spécialisées liées au métier d’architecte, auquel s’ajoutèrent des séjours d’études à l'étranger.
Puis, soudain, la mort précoce de mon père, inattendue dans la famille, bien qu'il fût soigné par ses meilleurs amis médecins. Par miséricorde, ces derniers nous avaient longtemps caché la gravité de son mal. Cette mort bouleversa notre vie de famille. La musique classique et le travail furent ma consolation et la peinture mon seul point de perspective.
Dans la période qui suivit, j’ai fait la connaissance de collègues, des peintres cultivés qui, pour moi, étaient des exemples. L'atelier, où s'était déroulé toute mon enfance, a servi de cadre à mes premières expériences en peinture. Les amis de mon père (professeurs, médecins et musiciens) ne m'oublièrent point. Le jeudi soir, ils se réunissaient dans l'atelier pour jouer de la musique. Ils en profitaient pour jeter un coup œil sur mes derniers travaux. Généralement, ils me félicitaient, m’encourageaient et m'assuraient qu’un jour, je réussirais.
Le temps passait, avec, durant cette période, la décision que ma famille a prise de remettre en état la maison de Hořice, le pavillon de style Art déco mais également les dépendances, dans lesquelles fut prévu d'installer un musée dédié à l’œuvre de mon père, un lieu où des expositions pourraient également être organisées. Je m’occupais conjointement du legs artistique, des originaux ou des moulages, qui peu à peu, ont été transférées dans les collections des musées.
Je travaillais parallèlement comme dessinateur et professeur à l’École de sculpture et des tailleurs de pierre de Hořice. Ensuite, j’ai assuré les fonctions d’Architecte en Chef au sein de l’Union des artistes plasticiens, où je suis devenu responsable du département des expositions, et j’ai également travaillé à la Galerie Nationale de Prague.
Toutes ces obligations m'accaparaient et je n’avais que peu de temps à consacrer à mon propre travail artistique. Mais le domaine de mes activités professionnelles embrassait tous les arts et ne se limitait pas non plus à une seule époque. Les expositions, préparées avec l’aide de mes collaborateurs, me permettaient ainsi d’approfondir mes connaissances. Tout cela agissait positivement sur ma perception et ma conception du monde.
Les impressions liées aux différentes étapes de ma vie ont, consciemment ou à mon insu, inspiré mes tableaux, comme l’indiquent les thèmes qui caractérisent ma peinture.
Parfois, le tableau résulte d’un effort visant à clarifier les périodes de ma vie, ce qui a fini par former différents cycles de tableaux : le souvenir des grues (de leurs poulies, des câbles et des dispositifs d'accrochage... ), l’étude de la Seconde Guerre Mondiale (la réaction à la beauté terrifiante des engins, le souvenir des installations militaires), les tentatives pour saisir de manière expressive certains événements inattendus, les hommages rendus aux personnes éminentes et la critique de personnages insignifiants occupant des postes de pouvoir, des vues de la terre à partir du Cosmos, la représentation du besoin de se protéger contre les maux du monde (systèmes de protection ou de sauvetage adoptant la forme de tours), le caractère périssable de l'existence humaine (avec tout un cycle de Têtes), des sujets bibliques et bien d'autres thèmes encore.
En dépit de la diversité que présente cette manière de m'exprimer, qui est en partie liée à des méthodes de représentation de plus en plus complexes, une certaine cohérence devrait s’en dégager si l’on tient compte de mon rapport au monde.
[...]
J'aimerais, une fois encore, revenir à mon enfance, à mon grand-père maternel, sculpteur et restaurateur, quelqu’un qui m’a profondément marqué. Chevelure blanche et longue barbe aussi blanche, on l’aurait dit tout droit sorti d’un conte de fée ! Il possédait deux costumes : le premier, taillé dans un de tissu à chevrons, avec, pour compléter, un gilet, un manteau et des accessoires (une montre à gousset accrochée à une chaînette et un couteau multifonctions). Le second costume était celui qu'il portait le dimanche : tissu foncé avec de fines rayures blanches et accessoires plus luxueux (une montre de poche plate, de marque suisse Tissot et un couteau doté de petits ciseaux. Ce dernier me plaisait beaucoup et je n’arrêtais pas de le lui réclamer.
Un jour - ce devait être un dimanche, car il avait mis le costume rayé avec les accessoires appropriés, grand-père nous a déclaré qu’après sa mort toutes ses affaires seraient à mon frère et à moi. De fait, plus tard, j’ai, entre autres, hérité du couteau tant convoité !
J’aime bien me rappeler cet épisode, car la forme parfaite de ce couteau revient continuellement dans ma peinture.
La mort de ce grand-père fut quelque chose d'irréel, que je n’arrivais pas vraiment à me représenter. C’était quelqu’un d’une grande sagesse, ce que je n’ai pas tout de suite réalisé. Je suppose que les relations entre enfants, parents et grands-parents sont, à quelques exceptions près, un peu partout les mêmes.
Mon grand-père maternel est, quant à lui, décédé lorsque mon père avait huit ans, et ce dernier, quand j'avais dix-huit ans. C'est pourquoi je me dis que ce doit être magnifique quand les familles sont au complet, ce que, malheureusement, je n’ai pas eu la chance de connaître. La mort de ce grand-père maternel, tout droit sorti d'un conte de fée, provoqua des changements dans la vie de notre famille.
Je tiens à souligner qu’il fut mon meilleur maître. C’était un artiste d’envergure mondial. Ses œuvres ont été exposées aux USA, à l’Exposition universelle de Saint-Louis, en 1904, et les nombreux projets qu’il a réalisés témoignent de son talent incontestable : des façades conçues dans le style Art déco, des monuments funéraires et des jardins, en Russie, sous le règne du tsar et, bien sûr, cette maison de Hořice que nous continuons de remettre en état.
Aujourd’hui, d’aucuns diraient qu’il était un conceptualiste actif et progressiste. Sa prévoyance technique, exceptionnelle pour l'époque, préfigurait à maints égards des courants qui devaient apparaître beaucoup plus tard.
Grâce à son savoir-faire universel, mon grand-père pouvait réaliser n’importe lequel de nos rêves. Exemple : une maisonnette en bois pour moi et mon frère, construite en deux jours, charmante, comme si elle émergeait d'un conte de fée. Ses proportions étaient parfaites et nous avions le droit d'y habiter. Elle était entourée d’un jardinet, dans lequel se trouvait un petit belvédère Art déco, tout en béton coulé, avec des vitraux en couleurs qui étaient insérés à même le matériau. Tout cela en 1902 ! Voilà quel était le monde de notre enfance.
Plus tard, je suis revenu dans la maison de mon grand-père pour lire les livres que lui-même avait lus et les revues de son époque. J’examinais aussi tous les objets qu’il avait rassemblés jusqu’à sa mort, en 1945. Ce monde qui avait été le sien avait un effet apaisant sur moi et m’a aussi beaucoup influencé. C’était l’endroit à partir d’où je pouvais me projeter dans l’avenir. Dans cette maison parfaitement conçue et ses alentours, j’avais le sentiment d’être en sécurité, comme sur un porte-avions, un porte-avions maternel.
[...]
Après avoir terminé mes études universitaires, j'ai travaillé comme dessinateur de projets dans un atelier d'architecture se réclamant de la célèbre tradition qui était celle de l'architecture tchèque moderne de l'entre-deux-guerres. Ensuite, j'ai enseigné dans une école de sculpture et de taille de la pierre qui, elle aussi, pouvait se prévaloir d'une très vieille tradition. Le travail quotidien auprès de la génération montante a été une source d'enrichissements. Mes anciens élèves, parmi lesquels certains, aujourd'hui, sont devenus mes collaborateurs, ont trouvé leur place dans le milieu de l'art.
Mon métier d'Architecte en Chef, responsable des expositions au sein de L'Union des Artistes Plasticiens tchèques et la collaboration avec la Galerie Nationale de Prague, m'ont placé au cœur des activités artistiques. L’équipe de mes collaborateurs, dont je garde un excellent souvenir, ont réalisé des centaines d'expositions, parfois très difficiles du point de vue technique. Je citerai par exemple : Les Pierres Tombales de la Bosnie Médiévale (de gigantesques blocs de pierre, que l'on a eu toutes les peines du monde à transporter jusqu’au Belvédère de la reine Anne, le beau pavillon de plaisance de style Renaissance, situé près du château de Prague) ou l’installation, cette fois plus simple, des œuvres de Pablo Picasso, au cours de laquelle Louise Leiris m’a donné carte blanche. La confrontation avec les œuvres de ce géant de la peinture m'encouragea dans ma résolution de travailler du mieux possible quelque soient les conditions. Il y eut ensuite l’exposition du sculpteur italien Giacomo Manzù et les expositions, plus compliquées, de sculptures gothiques, qui ont demandé une grande somme de travail, mais j'avais l'impression de vivre un rêve, car j’étais, en coulisse, au plus près d’événements hors du commun.
La connaissance approfondie de ce milieu très actif a renforcé ma conviction que l'œuvre d'art, qu'elle soit ancienne ou contemporaine, est avant tout déterminée par sa valeur intrinsèque en tant qu'œuvre. Elle n’est pas affectée par les événements, elle demeure immuable et met l’accent sur l’importance de la beauté du monde.
Josef Wagner, 1985