Biographie (fr)
Josef Wagner, le vigilant gardien de Prague
Josef Wagner est né le 24 mai 1938, à Prague, année de l’invasion de la Bohême.
Son père, qui se prénommait également Josef, et sa mère, Marie Kulhánková-Wagnerová (1906-1984), étaient tous deux sculpteurs. Mais la sculpture était une tradition familiale très ancienne, qui remontait au XVIIIème avec, comme ancêtre, un certain Lorenzo Wagner, qui avait travaillé dans l’entourage du grand sculpteur baroque Matyáš Bernard Braun (1684-1738).
Josef Wagner père (1901-1957), qui fut l’élève des sculpteurs Jan Štursa (de 1922 à 1925) et Otakar Španiel (1881-1955), compta également Otto Gutfreund (1889-1927) parmi ses maîtres. Il a séjourné en Italie (en 1924 et 1930), en France (1926), puis en Grèce (1932). En 1937, il obtiendra, avec son œuvre Poésie, le Grand Prix de Sculpture de l’Exposition Internationale de Paris et deviendra, en 1945, professeur à l’École Supérieure des Arts Appliqués de Prague.
Josef Wagner fils fut le précoce admirateur de ce père grand sculpteur. Durant toute la première partie de son enfance, il vit à Prague dans l’atmosphère pour lui inoubliable de l’atelier paternel de Holešovice, un quartier enclavé dans un méandre de la Vltava situé au nord de Staré Město (la Vieille Ville). Et c’est à ce District de Holešovice, à cette Banlieue de Prague, qu’il peindra si souvent, que Wagner restera pour toujours attaché. Son œuvre ne cessera pas d’en témoigner avec des dizaines de tableaux intitulés Banlieue, Maison isolée en banlieue ou plus simplement Maison, tous ces titres référant plus ou moins explicitement à l’immeuble de la Rue Jateční en haut duquel se trouvait l’atelier de son père.
Pour un futur peintre, les rives de la Vltava encombrées de ferrailles et débris en tous genres, la gare de triage et le port de Hološovice sont, dans l’après-guerre, des lieux d’exploration privilégiés avec leurs grues et, surtout, cette tour de manœuvre, d’où l’on commande le système de treuils et de chariots montés sur rails, qui permet la mise en cale sèche des bateaux pour effectuer les travaux de maintenance. Tout cela fascine un enfant, qui va trouver dans ce port le modèle de ses futures Tour de garde, Tour de guet, Tour de sauvetage, Tour de Babel, de quoi peindre, également, Port et tour ou Port…
En 1949, la famille Wagner, qui, après le Coup de Prague de février 1948, se sent un peu moins désirée à Prague, décide de s’installer à Hořice dans la maison Art nouveau du grand-père maternel, Josef Kulhánek (1876-1945), qui avait lui aussi été sculpteur.
La petite ville de Hořice est située à 115 km de Prague, au pied du massif des monts des Géants (Krkonoše), où se trouve Sněžka (« La Neigeuse », 1603 m), le point culminant de la Tchéquie, que traverse la frontière avec la Pologne.
Cette région, berceau de la famille Wagner, est un haut lieu de la sculpture baroque tchèque comme en témoigne l’hospice de Kuks[1], où l’on peut notamment admirer une série de statues allégoriques représentant les onze vices et les onze vertus, dont l’auteur est le grand sculpteur Mathyáš Bernard Braun (1684-1738). Le généreux commanditaire de cette affaire dispendieuse, le comte František Antonín Šporck (1662-1738), un grand janséniste (à ses heures éditeur), dont l’appétit de baroque n’était pas satisfait par l’édification de ce complexe – qui, à l’époque, comprenait, outre l’hospice, un théâtre, une maison des Philosophes, un champ de courses et, faisant face, sur l’autre rive de l’Elbe, des thermes, et un château – a continué de dépenser un peu plus loin dans la Nouvelle Forêt (Nový Les), où affleure le grès, qu’il a donc demandé à Braun de lui tailler pour réaliser le plus singulier des parcours sanctifiants. Il y a fait sculpter à même la roche émergeant des taillis une quarantaine de sculptures, dont un Puits de Jacob, un Béthléem de taille imposante, une Vision de saint Hubert et deux ermites colossaux : Onufrius et, tout aussi impressionnant, Juan Garinus, qui, selon une légende, avait confondu prière, fornication et meurtre avant de s’infliger comme pénitence de ramper, tête baissée, jusqu’à ce qu’un signe de Dieu lui indique qu’il était pardonné. De quoi déplaire éternellement à des voisins jésuites, qui ne partageaient pas ce qui, jouxtant leur domaine de Žireč, venait s’illustrer de façon un peu trop provocante comme théorie de la grâce à leurs yeux discutable.
Baroque tchèque, grande Histoire d’un long après-guerre de Trente ans et histoire d’une famille d’artistes se sont durablement entrecroisés en ces lieux de Bohême orientale, où les carrières ont ensuite continué d’être exploitées. En 1935, Josef Wagner père s’est fait bâtir un chalet en rondins dans la Nouvelle Forêt et, deux siècles après Braun, il a, lui aussi, sculpté le grès à demeure. Le chalet fut ensuite détruit par les Allemands, pendant la Seconde Guerre, et la famille Wagner s’est alors repliée dans la maison familiale Art nouveau de Hořice, située à une vingtaine de kilomètres de Kuks. Cette proximité permettait à Josef Wagner père de consacrer un certain temps à restaurer les originaux des fameux onze vices et onze vertus, qui sont entreposés dans une aile de l’hospice (aujourd’hui transformée en musée lapidaire), car ce sont des copies qui ornent les devants. Jusqu’à sa mort (1957), Josef Wagner père et son frère, le sculpteur, architecte et restaurateur Antonín Wagner (1904-1978), multiplieront courriers et démarches pour tenter de sauver les sculptures de Nový Les, qui, dans l‘après-guerre, restaient exposées à la pluie et au gel.
Pendant ce temps-là, Josef Wagner fils pouvait gambader de l’hospice à la Forêt nouvelle et s’imprégner de toutes ces ailes, croix ou crânes qui agrémentent la sculpture baroque, avant d’en faire des thèmes en peinture.
Tel fut le cadre d’une enfance inoubliable pour un peintre, qui en témoignera plus tard quand il rédigera ses Souvenirs, en 1985.
Après des études secondaires au lycée de Hořice, Josef Wagner fils est admis à l’École Supérieure des Arts Appliqués de Prague (UmPrum, 1957), où il fréquente les cours de la Section Architecture.
Une fois obtenu son diplôme d’architecte (1962), il retourne à Hořice, où il enseigne à l’École des sculpteurs et des tailleurs de pierre (1962-1965).
Au cours de l’année 1965, Wagner retrouve Prague, où il occupe un poste d’Architecte des Musées. Il exerce à ce titre dans le cadre de la Galerie Nationale de Prague (Narodní Galerie) et devient Architecte en Chef, responsable des expositions au sein de l’Union des Artistes Plasticiens Tchèques. Sculpture gothique, pierres tombales de la Bosnie médiévale, ce seront des dizaines de manifestations dont il aura la charge, à commencer, en 1966, par l’exposition Picasso, Œuvres récentes, qui fut organisée à Prague, au Centre Mánes [2], en collaboration avec la Galerie Louise Leiris de Paris et le grand marchand d’art Daniel-Henri Kahnweiler.
L’œuvre de Wagner se développe parallèlement, de manière beaucoup plus officieuse. Jusqu’en 1988 et la grande exposition d’Athènes, elle ne fera l’objet d’aucune exposition.
Cette œuvre comprend de la sculpture, des dessins, des gravures, mais l’huile, qui adopte une technique multicouche[3] héritée du gothique, domine largement l’ensemble et l’on compte environ 1000 tableaux que l’on peut répartir en six périodes.
1 - De 1957 à 1966 : abandon, destruction, renaissance.
L’abandon est d’abord celui qu’éprouve Josef Wagner après le décès de son père. La détresse deviendra le premier thème d’une peinture qui fut, dit-il, “ma seule consolation” [4], une nouvelle peinture, car il y aura la destruction d’une œuvre de jeunesse. Le recommencement a lieu en 1965 avec un cycle de tableaux consacrés à la ligne, à la coupe, au carré et au cube. Wagner, qui choisit la peinture, renonce à la sculpture et à l’architecture.
Au départ, architecture, sculpture et peinture cohabitent. Jusqu’en 1963, la sculpture tient une place importante avec un penchant pour la pierre, dont une mère et un père ont transmis les secrets (cf. Fenêtre, Chapiteaux, Tête). L’architecture relève quant à elle de l’étude avant d’être quelque temps pratiquée, puis elle devient comme métier une affaire muséale. Mais le titre... titre mal : « architecte » cache en effet un peintre et des tableaux qui resteront plus de vingt ans à l’abri des regards, un cas étrange de Docteur Architecte des Musées et Mister Peintre. Avec un emploi officiel en guise de paravent, Mister Wagner peindra ce qu’il voudra, qu’il ne montrera pas, et, finalement, la fonction officielle se révèlera avoir été un bon système de protection, le troisième après l’atelier paternel de Holešovice et la maison de Hořice.
Josef Wagner, qui est né un crayon dans une main, s’est de l’autre assez vite emparé de pinceaux qu’il trouvait à demeure. Mais, après 1957, ses peintures de jeunesse ne le satisfont plus du tout. Leur joliesse continue de se faire le reflet insensé d’un bonheur familial qui a pris fin avec la mort d’un père. Fini l’insouciance et les « braves » petites huiles :
- On me disait : « Ah, quels jolis tableaux !» [5]
Ces compliments deviennent insupportables. Deux cents tableaux vont donc alimenter la chaudière familiale. Quelques-uns en réchapperont (cf. Carrés, 1958).
Cette destruction des œuvres de jeunesse n’a pas été un préalable, mais un processus qui s’est étalé dans le temps, le contraire d’un coup de folie, une sélection réfléchie. Le tri a commencé en 1958 et va durer jusqu’en 1963. À ce rythme, un travail de jeunesse disparaît dans les flammes en même temps qu’une œuvre débute et le solde ne sera jamais rien. Au lieu d’imaginer un grand autodafé, mieux vaut retenir qu’un artiste nous parlera de “renaissance” [6].
Josef Wagner, qui a toujours peint, a donc vraiment commencé en recommençant, dans un contexte précis : la mort précoce de son père, qui survient en février 1957. Pour Josef Wagner fils, qui a 19 ans, tout un Système de protection s’écroule. Ce père, qui dominait la pierre, en était la clef de voûte et sa disparition va se traduire par un effondrement. Avec la brèche ouverte dans le rempart familial, c’est l’irruption brutale de la mauvaise réalité de l’après-guerre tchécoslovaque. Abattement, envahissement, pas vraiment de quoi prolonger, mais c’est pourtant dans ce contexte peu réjouissant que la peinture va devenir - Chute et salut, nous peindra-t-il - “mon seul point de perspective” [7].
En 1957, Josef Wagner vient d’être admis à l’École Supérieure des Arts Appliqués de Prague. Il suit les cours, un cursus rapidement endeuillé. Wagner s’abandonne à ses souvenirs Il se souvient du temps passé à la fenêtre et de la vue du haut de l’atelier de Holešovice. La nostalgie d’un bonheur familial brutalement écourté le reconduit à ses dessins d’enfant réalisés pendant la guerre, “assis, dit-il, à côté de mon père“, des dessins de 1942, comme Projet de maison, Banlieue ou Tête de fumeur, dont il réalise de nouvelles versions. L’étudiant qu’il est devenu n’a pas non plus oublié l’enfant qui traînait dans le port au sortir de la guerre, ce qui nous donnera, parallèlement, une série de onze eaux fortes et pointes sèches réalisées entre 1958 et 1960 : Vue de la ville par la fenêtre, Banlieue, Maisons et bateaux, Novembre à Holešovice... C’est Prague qui le sauvera du désespoir et, par la suite, le peintre lui restera fidèle. Prague, la ville aux cent tours, plus une dans le port de Holešovice.
Pour la peinture proprement dite, la « vraie », l’huile, les choses (re)commencent vraiment en 1963 avec une sorte de Point, ligne, plan [8] à la Wagner, toute une réflexion sur les constituants essentiels de la peinture : la ligne, dans Ligne, le carré avec Deux carrés (qui fait suite à Carrés de 1958), le cube (Cubes joints), plus une Ellipse pour couronner la série. Un architecte devenu peintre paraît vouloir dégager ces figures de ce qui pouvait être leur codage dans le domaine de l’architecture.
Le plan exige aussi sa redéfinition. Il est ce que le peintre doit en premier se réapproprier en l’arrachant à cet usage que l’architecte pouvait en faire. Dans Plan au sol de la ville (1964), la technique du collage est encore sollicitée, mais, avec Coupe de la maison (une huile sur toile de 1963), Wagner vient, quelques mois auparavant, de franchir un cap décisif. L’usage des couleurs fait déborder la coupe et ce qui apparaît n’est pas, dans sa forme, sans rappeler la Tête en grès réalisée la même année, une continuité dans la rupture et le passage de la sculpture à la peinture qui nous réserve bien d’autres crânes.
Fin d’un début : les fondamentaux du plan et de la ligne ont été tamisés et, sur la toile, délivrée du « joli », apparaissent Deux carrés superposés, puis deux Cubes joints, une silhouette d’allure robotique : celle d’un peintre ? Ou, ce peut être pareil, celle d’un fumeur, d’un grand fumeur, dont Wagner réalise bientôt le portrait.
2 - De 1966 à 1970 : De la guerre après-guerre
Quelques prémisses : une Fortification (en 1962), Fin de la Seconde Guerre mondiale (en 1963), un Mur de l’Atlantique (en 1965), puis il y aura deux Plan(s) de fortification, en 1966. Rien d’étonnant, se dira-t-on : un architecte devenu peintre s’intéresse à la guerre, autre forme d’art dans l’espace, et, puisque tous ces vieux remparts montagneux, qui cernent la cuvette de Bohême, n’arrêtent pas deux grands voisins gourmands, dont les troupes ont tendance à ruisseler jusqu’à Prague, n’est-il pas toujours l’heure d’élever d’autres murs ? Un Plan de fortification pour l’Est, un autre pour l’Ouest.
À partir de l’année 1967, les choses prennent toutefois des proportions inattendues. Fortifier obsède littéralement l’artiste et les défenses occupent tout l’espace : re-Fortification, Système de défense, nouveau Mur de l’Atlantique, Bunker, Canons à Sébastopol... Plus de vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la voici qui devient le seul thème abordé par un peintre, ce qui en étonnera plus d’un à l’Ouest et sans doute moins à Prague, où la Seconde Guerre demeure très présente. Les Tchèques n’en ont pas été détournés par une reconstruction et la contribution d’un plan Marshall [9] qui auraient initié une trentaine glorieuse. Et, dans cet Après-guerre tchécoslovaque, le mot « guerre » ne s’est pas non plus recodé avec, comme ce fut le cas pour d’autres sommés de décoloniser, des guerres d’indépendance : Révolution indonésienne, guerres d’Indochine, d’Algérie ou d’Angola.
En 1967, « guerre », cela continue, en Bohême, d’être associé à la Seconde Guerre mondiale, qui reste accusée d’avoir engendré tous les maux, une guerre « élargie » incluant les Accords de Munich, l’invasion de 1938, et, pour finir, le partage de l’Europe à la Conférence de Yalta (en février 1945) qui a, complétant le désastre, fait admettre au reste du monde le Coup de Prague de février 1948 et l’installation du régime communiste.
Ligne Maginot ou Mur de l’Atlantique témoignent à leur manière de cette présence obsédante de la guerre dans l’après-guerre tchécoslovaque. La Seconde Guerre, qui occupe la toile, est celle qui est encore dans toutes les têtes. Elle reste actuelle et demeure le funeste épisode qui a fait le lit du “monolithe communiste” [10].
La privilégier, au point d’en faire son seul thème en peinture, n’en est pas moins se replier dans le passé. En nous représentant une guerre d’il y a 30 ans, Wagner peint d’abord « sur » un présent qu’il efface. Cette guerre, qui se prolonge sur la toile, refoule de facto l’aujourd’hui d’un régime d’après-guerre et la prendre pour thème est aussi un moyen de fuir cette mauvaise réalité, qui, nous l’avons dit, a fait brutalement irruption après la mort d’un père.
Pour trouver refuge acceptable dans le passé, encore faut-il qu’un présent rejeté ne trouve point l’occasion d’y faire retour, et, si le mauvais après-guerre « se présente » de faire un peu trop irruption, que, par exemple, ce passé d’une guerre où le peintre s’abrite ne soit pas à son tour un passé d’invasion.
Or, c’est justement ce qu’il est et demeure avec ce qui fut l’invasion en trois temps du pays après les Accords de Munich. Battre en retraite, se replier dans le passé, ne peindre que la guerre et fuir l’après-guerre envahissant aboutit finalement à retrouver l’invasion par laquelle tout avait commencé. Le repli pictural semble voué à l’échec.
Sauf qu’il y a la peinture, qui, même quand elle est réaliste, n’est pas faite pour montrer la réalité présente ou passée. La stratégie picturale de Wagner va, dès lors, être simple. Il s’agit, en montrant le conflit, de le reléguer à distance : Mur de l’Atlantique, Ligne Maginot, Désastre sur le porte-avions, Souvenir d’Elblag, Kamikaze... La guerre ne concerne plus du tout la Tchécoslovaquie. Le désastre est à l’Ouest, en France, sur la côte ou sur l’océan, au nord de la Pologne et, plus loin, en Asie, mais jamais en Bohême. Wagner repousse le conflit au-delà des frontières et cette distance est requise. Si, en effet, le passé doit servir de refuge par rapport au présent, la Bohême ne peut plus avoir été envahie, elle doit être restée le havre de paix qu’elle n’a pas été. La peinture devra donc l’affranchir des maux qui l’ont affectée et le tableau « irreprésenter » toute Bohême altérée par la guerre.
Wagner scotomise le pays qui fut envahi et ne cadre plus qu’une guerre éloignée. Entre le tableau, qui exile un conflit limité par son cadre, et le peintre (ou le spectateur, qui va prendre sa place), une Bohême sublimée se retrouve libérée. Le tableau crée devant lui un hors-champ de bataille, un espace qui n’est plus menacé par cette guerre encadrée. Dans cette zone, qui lui sert de refuge, le peintre est enfin à l’abri du mauvais après-guerre, comme un enfant pouvait l’être en haut d’une Maison isolée en banlieue. Et regardez alors cet éparpillement d’objets dans Souvenir d’Elblag, ce pistolet de même taille qu’un sous-marin et cette manche à air, dont la hauteur égale la longueur d’un destroyer. La guerre a causé des ravages inouïs avec des parties devenues aussi grosses que le tout... Ce n'est plus la guerre !
Cet univers qui ne respecte plus les proportions existe bien et chacun peut en faire l’expérience. Il suffit qu’un enfant vide un sac de jouets à vos pieds. C’est pour lui une façon d’étaler clairement un fouillis, dans lequel prélever de quoi commencer à se raconter une histoire. En y piochant le poignard d’un pirate en plastique, l’enfant peut alors, tel un peintre, passer à l’offensive sur le Mur de l’Atlantique, armé du couteau qu’un grand-père maternel avait promis de lui léguer, ou s’inventer une Bataille navale, car une girafe en bois de 12 cm devient une vraie menace pour un porte-avions de la taille d’un crayon. Tout ça, bien sûr, pendant qu’un père inoublié dessine, assis à son bureau.
Avec le cadre, qui délimite le champ de bataille et empêche toute extension du conflit, le peintre, à l’écart des horreurs, est aussi celui qui peut en montrer les couleurs : dans Canons à Sébastopol, une aube mauve peine à se lever sur une terre ensanglantée, et, dans Système de défense (1970), l’atmosphère mordorée du jour irradie le ciel enfumé par les tirs de canons, mais la guerre continue d’être ailleurs.
L’objectif du peintre-général Wagner est d’abord de libérer le passé d’un pays. Dans les Fortifications de 1967 et 1969, Il n’y a quasiment plus trace de guerre. L’invasion a certainement eu lieu, mais elle a été repoussée, là-bas, derrière la ligne d’horizon qui divise la toile. Au premier plan, nous avons l’esquisse du pays libéré. Au-delà, il y a, invisible, l’ennemi qui est reparti avec, toutefois, la menace qu’il puisse revenir. Le peintre monte la garde, comme, ensuite, il ne cessera pas de le faire du haut de ses tours.
Souvent, Wagner prend encore plus de hauteur. La terre n’est plus qu’un tapis de surfaces abstraites avec, au-dessus, une escadrille d’objets et de volumes plus ou moins identifiables qui flottent dans l’espace : pipe, cube, tubulures en croisière, qu’une tornade paraît avoir durablement satellisés. D’aussi haut, rien ne peut, en tout cas, échapper au vigilant gardien, d’autant qu’en matière de vue aérienne, Wagner s’y connaît puisqu’il a pratiqué le vol à voile et, pendant une courte période, l’aviation à moteur. Il sait par conséquent « de quoi il peint » et, confiant, pilote un pinceau[11], qui peut à son tour figurer sur la toile. Dans une Fortification de 1969, il plane au-dessus des canons prêts à entrer en action.
L’invasion ? Disparue, évaporée, elle a été sublimée en système de défense. Il n’y a plus que Fortifications, et veille interminable, un Désert des Tartares[12] en Bohême sans rêve de gloire miné par l'attente d'un assaut de l'ennemi. L’impatience d’en découdre et le souhait qu’une armée de barbares franchissent enfin la ligne d’horizon ne sont vraiment pas le truc de Wagner. L’invasion est au contraire ce qui doit à tout prix ne plus avoir lieu. Le peintre est chargé d’en réduire l’occurrence, d’effacer qu’un tel événement est déjà arrivé et, en même temps, de prévenir son retour.
Côté prévention, la tâche n’est pas simple. On se heurte, en effet, à du métaontologique, au non-fait qu’il y a du possible, un problème pour celui qui veut être certain que ça ne va pas recommencer et doit, par-dessus le marché, régler la question dans un monde à deux dimensions. Les fortifications qui accaparent le visible absentent l’invasion chassée du tableau, mais cette omniprésence de bunkers trahit un besoin impérieux de défenses, qui signifie qu’il y a menace de ce que l’œuvre efface. On en revient au point de départ. Une menace abstraite encore plus réelle qu’une invasion visible continue de rôder. Elle insiste, tourmente le peintre, qui doit ajouter un bastion, se remettre à la tâche pour conjurer la menace de ce qui résiste à son effacement, mais une œuvre de plus ne fait qu’itérer le problème.
Ce contre quoi ajouter ne peut rien concerne le fait qu’un tableau puisse être regardé par un sujet parlant. Il est vu filtré par la langue, où prime la valeur oppositive de choses perçues qui deviennent des mots : « fortification », « bastion », « système d’alarme », qui s’accumulent, s’opposent irrémédiablement à « risque d’attaque », « menace d’invasion », « possible assaut d’un ennemi »... Cela s'oppose comme « époux » à « épouse », avant bousculades du couple. Si l’un, alors l’autre, et si défenses un peu partout, c’est qu’il y a risque que d’autres attaquent. Des couleurs traduites en mots s’infère une signification incontournable, d’autant qu’il y a titres et peinture en partie figurative qui adhèrent à la langue. Wagner n’y peut rien. Lui-même, en tant que peintre prolixe, peint à l’heure des mots, vit, à chaque système de défense, qu’il reste une menace d’invasion qu’un tableau signifie, et ce n’est pas une petite ou grande fortification supplémentaire qui changera la donne. Toute œuvre n+ 1 énoncera qu’il y a péril en la demeure, puisqu’il y a demeure fortifiée.
Même avec un gardien perché en haut de la plus imposante forteresse, l’invasion « supprimée-conservée » demeure la menace qu’un ou trente tableaux ne sont pas en mesure de proscrire. En exténuer la possibilité est une tâche interminable. Il faut rehausser, agrandir, ajouter un fortin, se mettre à l’heure du possible, un possible inimaginable qu’un peintre doit à tout prix forclore. L'invasion est le réel du tableau, son irreprésentable, ce qu’une monstration répétée de défenses en tout genre ne peut pas effacer.
Le peintre est prisonnier de ce qu’il a créé. Il est enchaîné au tableau, dont l’incomplétude nécessite une autre œuvre tout aussi incomplète, un cycle infernal, mais un esclave secrètement heureux : Wagner est dans son atelier, où il peint et jouit d’un espace sécure comparable à celui d’une enfance.
De l’invasion, il n’y en a, en vérité que deux nominations dans l’œuvre de Wagner, aucun tableau portant ce titre, pas véritablement de représentation, uniquement deux dessins à la plume sur papier de 1968 : Invasion [13] et Bateau de l’invasion [14].
Mais alors, elle reste visible !
Que signifie, après tant d’efforts en peinture, que l’invasion trouve encore le moyen de montrer le bout de son nez ?
Va pour Bateau de l’invasion, qui maintient la guerre à distance. Il y a un pays, sinon deux, pour faire tampon et protéger une Bohême sans côte, qui n’est pas, dans ce cas, concernée.
Mais Invasion tout court ? Elle devait rester confinée au-delà de la ligne d’horizon, jouer le rôle structural de cause absente, qu’un magicien nous faisait disparaître dans les défenses qu’elle-même suscitait et, d’un seul coup, la voici qui paraît ! Comment un dessin peut-il prétendre montrer ce que les tableaux ont pour fin d’effacer ?
Peut-être ne faut-il pas seulement tenir compte de l’œuvre et de son titre, mais aussi de la date à laquelle Wagner réalise ce dessin : 1968. En Tchécoslovaquie, ce n’est pas, on le sait, une année comme les autres. L’invasion n’est plus ce qui peut disparaître par un tour de magie picturale. Elle est, bien réelle, ce qui, de nouveau, a lieu dans la nuit du 20 au 21 août, quand les troupes du pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie. On ne peut pas sérieusement envisager qu’un dessin titré Invasion renvoie au même moment à sa disparition et sa transmutation en système de défense dans les tableaux sur la guerre.
Cette nouvelle invasion force un peintre à nommer l’événement qui, depuis cette année 1968, invalide la stratégie de repli que Wagner avait concoctée. Il sait, sans pouvoir se l’avouer autrement que par un dessin, qu’il va devoir l’abandonner. Il y mettra un certain temps, faute de pouvoir remplacer au pied levé une stratégie picturale par une autre, mais Wagner ne peut pas ignorer que Mur de l’Atlantique à l’huile et Système de défense sur toile de coton ont fait leur temps et ne font pas le poids quand les chars soviétiques sont à quelques pas de son atelier ?
Wagner, qui a choisi de ne pas quitter Prague, prolonge sa guerre, mais il doit inventer de peindre autrement, changer de thème. La solution est là : si nouvelle invasion, nouveau système de défense ! Cette fois, pas question de chaudière. Wagner vient d’inventer tableau bouclier. Il doit maintenant le parer d’un autre motif.
3 - De 1970 à 1973 : une peinture sans voix.
Avec l’intervention des troupes du Pacte de Varsovie, c’est la fin du Printemps de Prague, le début de la période dite de « Normalisation ».
Trente ans après l’entrée des troupes allemandes dans Prague, l’histoire, qui, on le sait, ne se répète pas, s’est autrement répétée par l’Est. Une nouvelle invasion a eu lieu. Une chape de plomb s’est abattue sur le pays, qui laisse un peuple sans voix et le peintre sans thème. La toile se vide et, dans l’absence de sujet, paraissent de grands aplats. Les titres ? Une série de genres assez désincarnés : Paysage, Nature morte, Intérieur… L’artiste nous représente à sa manière cet “arrêt de l’Histoire” dont parle Vaclav Havel quand lui-même se souvient de la période : “Le gouvernement a pour ainsi dire nationalisé le temps” [15]. Voyez la Grande nature morte de 1972 et cette montre qu’un peintre nous incruste dans un glacis verdâtre de prairie, symbole d’un pays au bord du désespoir. Le temps paraît vraiment s’être figé.
4 - De 1973 à 1981 : Têtes et Tours.
Tête de garde, Tête de professeur, Inspecteur K., Inspecteur L., Déserteur, Prisonnier ou Tête d’exécuteur d’ordres de la police... Toutes ces Têtes qui fleurissent après 1973 ne sont-elles point réconfortantes ? Le peintre a trouvé la réponse qu’il convient d’adresser à Gustav [16].
Les Têtes de Wagner vont d’abord témoigner de cette “étrange néantisation sociale et historique” [17], que nous décrit de son côté Vaclav Havel lorsqu’il nous parle de “l’asthme” de tout un peuple et de ce “stress d’individus exposés aux rayonnements du totalitarisme”[18]. Le gris devrait en être la couleur inévitable. Mais non : “la vie continue. [...] L’affrontement des histoires et de l’Histoire avec leur néantisation engendre aussi des histoires et relève de l’Histoire. C’est notre métahistoire particulière.” [19]
Je vois, dans les couleurs des Têtes de Wagner, le travail solitaire d’un artiste qui cherche à nous frayer passage dans ce “gris sale” dont parle Havel. En vérité, l’idée qui se précise est celle du masque, ce que les Crânes de Wagner, modernes vanités, vont accomplir après 1979. Toutes ces Têtes et Crânes sont une danse macabre adressée en réplique au tyran, un défilé carnavalesque qui va durer plus de quinze ans à l’ombre du Château !
Après 1975 et l’achat d’une maison baroque — un bon fortin que Wagner s’occupera de faire restaurer, ce sont les Tours qui apparaissent, autant d’autoportraits dans lesquels un artiste finit par s’afficher comme celui qui est resté à Prague et s’est posté en haut de cette Tour de garde qu’il peindra si souvent, gardien qui veille sur la ville aux cent tours, plus une dans le port de Holešovice.
Le phare devient une corniche des plus sollicitées. La cocasserie géniale de l’artiste sera d’en faire usage dans un pays sans côte ! Ce thème délaissé recèle une richesse insoupçonnée : d’en haut, on peut envoyer un signal. Wagner en fait sa liberté et c’est un moyen d’arborer tout ce qui peut faire Signe : bannière, fanal ou gonfalon...
Tout un pays est verrouillé et “la frontière du contrôlable a été reculé des partis politiques aux cercles d’éleveurs de colombes” [20] ? Qu’importe ! Le peintre met les voiles et, quand il dresse ses couleurs, la Bohême retrouve les siennes, un imprévu Système de signaux. Mais peu de gens ont l’occasion, à cette époque, de relever la tête pour regarder tous ces tableaux quelque peu cerfs-volants.
5 - De 1981 à 1989 : Qui fait la bête, peut faire l'ange.
Un livre peut signifier rencontre et c’est ce qui se passe pour Wagner, quand il découvre, en 1981, un texte d’Erwin Panofsky : Défense de la tour d’ivoire ! Dans cette étude, qui retrace l’histoire d’un thème depuis la Renaissance, l’auteur précise quelles sont, à ses yeux, les tâches du gardien :
“L’homme sur la tour a le pouvoir de voir mais pas le pouvoir d’agir ; la seule chose qu’il peut faire est de prévenir. Et ici, nous touchons à ce qui équivaut à une sorte de « responsabilité sociale », une responsabilité qui incombe à l’habitant de la tour, non pas en dépit, mais à cause du fait qu’il habite dans une tour. Cette tour, symbole de l’isolement, du bonheur égoïste, de la pensée et de la méditation – une tour d’équanimité et de tranquillité – est en même temps une tour de garde. Chaque fois que son occupant percevra que la vie ou la liberté sont en danger, il aura l’occasion et le devoir de faire signe.” [21]
Pour Wagner, cinq années de peinture se trouvent soudainement analysées. C’est comme si le code de la tour avait, depuis le départ, été décrypté, ce qui va produire trois effets :
- Josef Wagner va d’abord rendre hommage à Erwin Panofsky et cela donnera Tour pour E.P. puis Détail de la Tour pour E.P., “un merci adressé par le peintre.” [22]
- Mais ces deux Tours vont constituer un point d’arrêt et, dans le temps qui s’ouvre, l’artiste va cesser de nous représenter le phare et ses cousins de garde ou de guet. Wagner s’estime rattrapé par le savoir de l’historien qui lui semble épuiser ce qui était devenu depuis cinq ans son thème favori, un effet mortifiant. Plus : la perspicacité de Panofsky, c’est aussi le regard de l’Autre qui peut, à tout moment, pénétrer les donjons qu’un peintre avait élaborés comme un nouveau système de défense. La Tour paraît vraiment finie. Il est donc temps d’agir, de peindre autre chose.
- Continuer autrement ? Il semble que le peintre s’y consacre déjà en 1982. Il termine les créneaux en chantier (Sauvetage de la tour de sauvetage...), mais se dirige aussi vers d’autres thèmes. Et c’est à ce moment que l’on assiste au déploiement de son bestiaire.
Adieu la tour, ce cocon incertain, et hop ! Abracadabra, pipistrelles du moulin, nervures du cerf-volant, le voici devenu lucane ou Scarabée, jeu d’enfant pour ce djinn des couleurs. A travers ce bestiaire, nous avons la réponse d’un peintre magicien, dont on a dévoilé les tours : pince de homard rebaptisée Poisson, Hérisson engoncé dans ses piquants, Scarabée cuirassé de chitine... Un magicien va, en un tour, chercher refuge dans le zoomorphisme et nous reflète à la manière du bernard-l'ermite ce monde hostile auquel il emprunte ses atours.
Ce sont autant de monstres, "engendrés, on le sait depuis Goya, par le sommeil de la raison"[23], qui lui permettent de nous dresser le tableau saisissant de toute une cruauté ambiante, de stériles et stupides Jeux de bêtes. Wagner aura le temps de compléter sa galerie d’animaux, auxquels il restera fidèle comme en témoigneront des œuvres plus tardives : Dragon et Château ou Château et Dragon, la moindre des métamorphoses au pays de Kafka.
Cornes et becs, pattes ou... Aile ! On peut aussi (Projet Dédale) s’échapper par le haut de la Tour. Mais attention (Chute d’Icare), il ne faudra pas trop s’identifier à l’ange : Chute de l’ange, Aile brisée, mais, peut-être, Aile qui sauve.
6 - De 1989 à aujourd’hui.
Après la révolution de Velours et la fin du régime communiste (Salut en 1990), les frontières s’ouvrent. Josef Wagner peut voyager : en France, en Italie, après la Grèce, en 1988, qui lui avait donné un avant-goût de liberté avec la grande exposition d’Athènes (Josef Wagner, 172 œuvres) organisée grâce à l’initiative de Melina Mercouri, Ministre de la Culture de Grèce de 1981 à 1989.
Le peintre nous livre alors son carnet de voyage : Souvenir de l’Acropole, Souvenir d’Italie ou Souvenir III, IV et V de la préhistoire après visite de la Dordogne et de ses gouffres...
Wagner demeure cependant le vigilant gardien de Prague et c’est, de ce côté, la fin d’une éclipse : de nouvelles Tours paraissent. Elles sont toujours de garde, avec, un peu plus loin, La maison isolée en banlieue, ce fidèle avant-poste de la ville. Leur majesté conjointe est une négation du temps et les nouveaux Systèmes de signaux célèbrent le cours imprévu de l’Histoire. L’artiste est à l’heure de Prague qui repeint ses palais : il restaure sa Tour.
Du haut de ces mâchicoulis modernisés, le peintre va pouvoir nous canarder de nouvelles Têtes et renouer, s’il le faut, avec la tactique éprouvée de la peinture à l’huile bouillante : Portrait d’un guide du peuple (histoire, en 1993, d’accompagner comme il convient certain regain de populisme au temps d’une nouvelle partition avec la Slovaquie) ou Tête de petit État III, IV et V, une savante et savoureuse étude comparée des cabinets ministériels, que viennent compléter Tête I et II de grand État, un peu plus grandes, bien sûr, et c’est tout !
Mais nous sommes au pays de Karel Teige [24]. La “peur d’être « dada »” [25] (de se prendre au sérieux) contraint qui daube et raille à s’occuper aussi de sa personne. Un virtuose des pigments y sera tout à fait à l’aise pour se représenter comme Animal et nous laisser entendre par le sous-titre (Autoportrait de 1992 à 1996) qu’un seul tableau pour ces quatre ans suffit, car “il y a, nous dira-t-il, plusieurs couches d’animaux” [26] !
Fortification avec le thème de la Seconde Guerre mondiale, épiderme protecteur ou masques avec les Têtes et les Crânes, puis carapaces du bestiaire ou aile salvatrice, quand il s’agit d’abandonner une tour assiégée par le savoir de l’historien... Devant une invasion qui se répète, l’urgence est toujours d’inventer quelque nouveau Système de défense. Mais il faudra en plus monter la garde, d’où cette multitude de Systèmes d’alarme et de signaux qu’un peintre doit sans cesse améliorer, car il s’agit de protéger et prolonger la vie en proie à une obscure néantisation. La tâche de l’artiste sera d’en témoigner par une Tête enluminée qui éternise le dernier souffle. Sinon, il en inventera de nouvelles formes avec un sémaphore en haut de ces bastions turriculés, à moins qu’une Aile salvatrice apprivoisant tous ces becs intrusifs, qui font irruption sur la toile, ne vienne enfin signer victoire sur l’ange noir.
Telle fut, dans une période des plus sombres, la vérité renouvelée de l’œuvre de Wagner après que Prague l’eut sauvé. Il lui sera toujours resté fidèle comme le prouvent ses tableaux les plus récents : Banlieue XVII ! Titre royal pour la ville. Il l’énumère souveraine, comme on dit Charles IV ou Rodolphe II, et la fait succéder à elle-même : Banlieue XVIII, une aube d’or sur ce quartier de Holešovice où tout aura recommencé.
Josef Wagner est décédé le 6 avril 2016, à Prague.
Que toute Bohême fête son peintre.
Louis Mossot
Notes
[1] - Kuks est situé à environ 130 km de Prague, entre Jaroměř, au sud, et Dvůr Králové, au nord.
[2] - Cf. Picasso, současná tvorba, catalogue de l'exposition réalisée en collaboration avec la galerie Louise Leiris de Paris et la Galerie nationale de Prague (Hall d’exposition Mánes, décembre-janvier 1967).
[3] - “La peinture multicouche, qui est, comparable à la peinture gothique, celle que je pratique ici, reflète l’énergie investie, une énergie qui ne peut pas se perdre. Si, en effet, il arrive, ne serait-ce qu’une seule fois, que tu sois infidèle à toi-même dans ton travail ou si tu passes le moindre compromis, cela se retourne forcément contre toi. En ce sens, la peinture est pour moi la seule chose juste au monde car l’énergie investie se reflète dans le résultat.” (Josef Wagner, Mon Parthénon, c’est Holešovice)
[4] - Josef Wagner, Souvenirs, 1985.
[5] - Propos extrait du film de Rudof Adler Mon Parhénon, c’est Holešovice (Rudolf Adler, Česka Televize, 1997).
[6] - Ibidem.
[7] - Josef Wagner, Souvenirs, 1985.
[8] - Vassily Kandinsky, Point, ligne, plan, 1926.
[9] - Suite aux pressions exercées par Staline, l'aide à la reconstruction proposée à l'Europe par le secrétaire d'État américain George Marshall a été refusée par Clement Gottwald, premier ministre communiste de Tchécoslovaquie, qui, le 11 juillet 1947, demanda à son gouvernement de prendre à l’unanimité la décision de ne pas se rendre à la conférence de coopération économique européenne de Paris du 12 juillet 1947 (Cf. à ce propos : Henri Dunajewskky, Le plan Marshall et les pays de l’Europe de Est, Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 14, 1983, n°1).
[10] - Antoine Marès, Histoire des Pays tchèques et slovaque, Hatier, 1975.
[11] - Cf. Josef Wagner, Paysage ancien avec tours (1981-1982). On a l’impression d’être assis dans le cockpit d’un avion sur le point d’atterrir. On aperçoit ce qui ressemble vraiment à une piste d’aérodrome.
[12] - Dino Buzzati, Le désert des Tartares, 1940.
[13] - Josef Wagner, Invasion, dessin à la plume sur papier, 65,5 x 50 cm, 1968, Narodní Galerie (NGP), Prague.
[14] - Josef Wagner, Bateau de l’invasion, dessin à la plume sur papier, 46 x 65 cm, 1968, Narodní Galerie (NGP), Prague.
[15] - Vaclav Havel, Histoires et totalitarism, 1987. Cf. Essais politiques, textes réunis par Roger Errera et Jan Vladislav, Collection Points, Calmann-Lévy, 1989, 1990.
[16] - Gustáv Husák (1913-1991), homme d'État slovaque, président de la République socialiste tchécoslovaque de 1975 à 1989. Le mot « husák » (nom commun) est quant à lui utilisé pour désigner le jars ou le gardeur d’oies.
[17] - Vaclav Havel, Histoires et totalitarisme, 1987.
[18] - Ibidem.
[19] - Ibidem.
[20] - Ibidem
[21] - Erwin Panofsky, Meaning in The Visual Art, Doubleday Anchor Books, New York, 1957.
[22] - Jan Marius Tomeš, Josef Wagner, in Josef Wagner, catalogue de l’exposition Josef Wagner (Athènes, 1988), Ballantine Books, New York, 1988.
[23] - El sueño de la razon produce monstruos (Le sommeil de la raison engendre des monstres), aquatinte de la série Los caprichos, 1799.
[24] - Karel Teige (1900-1951) : « artiste et critique tchèque qui s'est notamment intéressé à la typographie et à l'architecture. Marxiste, proche des surréalistes français (André Breton et Paul Éluard) et chef de file de l'avant-garde tchèque, notamment du groupe Devětsil (dont il est fondateur en 1920) et de Léva Fronta (Le Front de la gauche, fondé en 1929), il fut un important théoricien de l'art en Tchécoslovaquie : il rédigea ainsi le manifeste du poétisme et un manifeste du constructivisme, Le constructivisme ou la liquidation de l'art. Il fonda également la revue ReD. À la fin des années 1920, Karel Teige enseigne au Bauhaus la sociologie de l'architecture. » (Wikipedia).
[25] - Vaclav Havel, Anatomie d’une réticence in Essais politiques.
[26] - Propos extrait du film de Rudof Adler Mon Parhénon, c’est Holešovice (Rudolf Adler, Česka Televize, 1997).